Longtemps, la vinification – transformation du raisin en vin – a tenu de la transmutation, au sens quasi alchimique de changement de substance, passage d’un fruit (le raisin), à une boisson (le vin), et d’un fruit sucré à une boisson alcoolisée … Alors que les plus anciennes traces de culture de la vigne remontent à environ 6 000 ans avant Jésus-Christ, dans la région Sud du massif montagneux du Caucase, il a fallu attendre les découvertes de Pasteur sur les fermentations, dans la seconde moitié du XIXe siècle, pour comprendre ce qu’est la vinification, et en mieux connaître les caractéristiques principales. En particulier, nous savons désormais que cette transformation du raisin en vin comporte deux phases, deux processus différents, qui peuvent être concomitants ou disjoints : un processus fermentaire de transformation du sucre du raisin en alcool éthylique, un processus d’extraction de composés présents dans le raisin et qui vont partiellement passer dans le vin. Et, quel que soit le type de vin élaboré (rouge, rosé ou blanc), la vinification comporte toujours l’intervention de chacune de ces deux phases.
La fermentation alcoolique est un processus microbiologique qui conduit à la transformation du sucre en alcool, parce que des levures se nourrissent de ce sucre pour assurer leur propre développement, et fabriquent à cette occasion de l’alcool et du gaz carbonique: sans levures, pas de fermentation, donc pas de vin (mais pas de bière non plus, ni de cidre … ni de pain). Et ces levures n’apparaissent pas miraculeusement dans les cuves (il n’y a pas de génération spontanée !): elles sont présentes sur les pellicules des baies de raisin (la « peau ») au moment de la maturité. Elles se développent en présence de sucre, et le jus du raisin est très sucré. Pour que la fermentation commence, il suffit de mettre en présence le jus de raisin et les levures, ce que réalisa durant des millénaires le foulage aux pieds des raisins dans les cuves: la baie de raisin écrasée libère son jus et les levures présentes peuvent alors en consommer le sucre, le transformant peu à peu en alcool. Et il y a transformation chimique, car les molécules de sucre deviennent des molécules d’alcool, en produisant du gaz carbonique, production dont on perçoit comme le bourdonnement sourd dans le silence des cuviers – qui faisait dire à nos aïeux d’une cuve en fermentation qu’elle « bout » … La fermentation alcoolique n’est donc pas affaire humaine: notre rôle est réduit à celui de facilitateur, faire en sorte que les levures soient placées dans les conditions optimales pour effectuer leur travail, conditions en particulier d’aération (les levures ont besoin d’oxygène pour se développer), et de température (une trop forte élévation de température peut être mortelle pour les levures, or la fermentation alcoolique est productrice de chaleur ; d’où l’usage moderne – depuis le milieu du XXe siècle – de procédés de contrôle et d’abaissement des températures des cuves en fermentation).
Mais le vin est aussi le résultat d’un processus d’extraction de composés provenant du raisin, et en particulier de la pellicule de la baie (couleur, tanins, arômes). C’est un processus de diffusion puis de dissolution, et non de transformation chimique: présents dans les cellules de la pellicule du raisin, ces composés sont libérés dans le jus soit rapidement (pressurage, « saignée » de cuve), soit lentement (macération), et la nature même des procédés utilisés – et entre autres critères leur vitesse d’exécution – permet de caractériser les types de vins élaborés. Les procédés rapides sont utilisés pour produire des vins blancs, des vins rosés (échelle de durée: quelques heures), ou certains vins rouges (échelle de durée: quelques jours). Les procédés lents (échelle de durée: jusqu’à plusieurs semaines) sont utilisés pour produire les vins rouges de longue conservation – appelés pour cela vins « de garde ». Le vin étant une boisson, donc en quelque manière un objet de goût comme tout aliment, notre rôle dans ce processus d’extraction est majeur: si « le vin ressemble à celui qui le fait », c’est bien parce que le vinificateur – ou la vinificatrice – exerce en particulier sa faculté de choisir les niveaux d’extraction des composés et les différents équilibres gustatifs en résultant, qui vont s’établir à l’intérieur du vin terminé, et cela en fonction de la composition initiale du raisin qui vient de sa maturation et donc du millésime: comme le déclarait si justement le grand oenologue Emile Peynaud: « Le vin n’est pas tout le raisin » … De là qu’au fond le vin ne se fait pas avec des analyses ou des moyens extérieurs de contrôle, mais suivant ce bel adage géorgien (la Géorgie est un des pays caucasiens berceaux de la viticulture): « Tu ne peux pas faire du bon vin si tu ne connais pas ton âme » …