Il suffit de jeter un simple coup d’oeil sur une carte des vignobles de France pour voir que celui de Bordeaux s’étend le long des trois fleuves Garonne, Dordogne et Gironde – qui en dessinent comme la physionomie, et ne parle-t-on pas d’ailleurs – pour le vignoble situé entre Garonne et Dordogne – d' »Entre-Deux-Mers » (entre deux fleuves)… Voilà donc une première eau, eau fluviale, présente au coeur même de ce vignoble, eau proche à laquelle il convient d’adjoindre une autre plus éloignée – mais bien présente par l’influence qu’elle exerce, l’Océan atlantique. Cette influence est notable, visible, par le flux et le reflux bi-quotidiens des marées, qui font sentir leurs effets non seulement le long du cours de la Gironde (80 km de long) mais aussi – par exemple – le long de la Dordogne jusqu’en amont de Castillon-la-Bataille, soit à plus de 140 km de l’embouchure (donnant parfois naissance, à la surface de l’eau, à une onde qui se propage sous forme d’une courte vague – le « mascaret »). On comprend alors combien les quantités d’eau mises en jeu peuvent avoir, à marée descendante, un intense effet de drainage sur les terrains situés à proximité.
Mais l’eau est également présente, comme acteur majeur de ce vignoble, sous forme d’eau pluviale, car un des caractères principaux de la région bordelaise, par sa situation en bordure de l’océan et par sa position géographique en zone tempérée (la ville de Bordeaux elle-même est proche du 45e parallèle), réside dans sa pluviométrie (800 mm de pluie en moyenne) majoritairement d’origine océanique et dont le régime dépressionnaire se matérialise sous forme de précipitations régulières à fort pouvoir d’humectation.
On voit par là que le vignoble de Bordeaux est bien à la fois un vignoble sur l’eau et un vignoble sous l’eau.
Mais l’eau a également marqué ce vignoble bien avant sa naissance, jouant un rôle majeur dans l’histoire géologique même de la région – long préambule à la formation de ses sols. Toute cette affaire a commencé il y a 2 millions d’années environ (à la limite des ères Tertiaire et Quaternaire), lorsque l’Aquitaine actuelle se présentait comme un vaste plateau calcaire. Sous l’effet des ultimes poussées liées à la formation des Alpes et des Pyrénées, ce plateau s’est trouvé progressivement fracturé. Ainsi a été créé le « fossé girondin », correspondant à une grande faille de direction Nord-Ouest qui a détourné le cours de la Garonne à partir du secteur de Langon (situé environ 40 km au Sud-Est de Bordeaux) – alors qu’auparavant elle prolongeait son cours jusqu’à l’océan dans la direction de l’actuel Bassin d’Arcachon. Ainsi, par rapport à cette même faille, le compartiment de rive droite a été soulevé (Berson, dans le Blayais, est à 90 m d’altitude), tandis que le compartiment de rive gauche était abaissé (Pauillac, dans le Médoc, est à 25 m d’altitude). Et tout au long de cette phase de dislocation du plateau calcaire originel – qui dura presque 1 million d’années, une puissante érosion de type désertique a décapé une partie des soubassements les plus durs (appartenant entre autres à la formation géologique appelée « calcaire à astéries »). S’en est suivie, à partir du milieu du Quaternaire, une succession de glaciations et de périodes interglaciaires occasionnant – à la faveur d’épisodes de crues répétées à régime torrentiel catastrophique – l’épandage et le dépôt de quantités importantes de cailloux et galets roulés d’origine fluviatile (les « graves »). Ces dépôts, érodés au fur et à mesure voire déblayés entièrement, puis remblayés partiellement, ont peu à peu sculpté le paysage d’où allait naître ce qui ne se nommait pas encore « terroir ». Mais on comprendra mieux à quel point la résultante paysagère actuelle tient en partie du miracle lorsqu’on se souviendra qu’au cours des derniers 200 000 ans, d’abord un apport massif de sables éoliens provenant du plateau landais et entraînant le recouvrement partiel des « graves », puis une forte remontée du niveau des mers (environ 100 m) liée au dernier dégel et provoquant un ennoyage partiel des anciennes vallées fluviales, ont bien failli ruiner définitivement des prémices si prometteuses. Dès lors, qu’il se soit agi de gel ou de dégel, de remblaiement ou de déblaiement, voire de transgression marine, on ne pourra nier que ce grand oeuvre ait été principalement le fruit du travail des eaux …