Dans le premier épisode de cette saga du vignoble de Bordeaux, nous avons vu combien l’eau organise ce territoire et quel rôle essentiel elle a joué dans l’histoire géologique de la région.
Dès lors, si l’on considère cette lente genèse en rapport avec la répartition actuelle des »grands terroirs » viticoles de Bordeaux, on constate que ces terroirs se distribuent le long des 3 fleuves (Garonne, Dordogne, Gironde) en 2 ensembles assez bien distincts :
- Un ensemble dit de »rive gauche » (rives gauches de la Garonne et de la Gironde) constitué par l’affaissement du plateau calcaire originel, le creusement des vallées fluviales, et un remblai partiel de »graves » mêlées de sables: ce sont les territoires de Sauternes (altitude 70 m), avec le cas particulier de Barsac où seul demeure le plateau calcaire – »calcaire à astéries » – évidé et nappé de sable rouge (altitude 5 m); des Graves et de Pessac-Léognan (altitude 50 m à Léognan, 40 m à Pessac); du Médoc (altitude 25 m à Pauillac)
- Un ensemble dit de »rive droite » (rive droite de la Dordogne) constitué par les restes – organisés en »buttes témoins » – des parties les plus dures du plateau calcaire originel soulevé puis disloqué, le creusement des vallées fluviales (Dordogne et son affluent l’Isle, qui coule depuis le Nord), et un remblai partiel de »graves » mêlées de sables: ce sont les territoires de Saint Emilion – Est (le »plateau » – altitude 65 m), et de Fronsac (altitude 80 m), sur »calcaire à astéries »; de Saint Emilion – Ouest (les »graves »), de Pomerol (altitude 35 m) et Lalande de Pomerol, sur »graves » et sables.
On sait par ailleurs qu’un des caractères majeurs de la culture de la vigne – intervenant où que ce soit dès lors qu’il est question de »bon vin » – tient à la possibilité pour la plante de mûrir suffisamment ses raisins. Et, outre qu’on pourrait aisément démontrer que tout l’art du vigneron est dans ce »suffisamment », certains des facteurs qui permettront ou empêcheront d’atteindre cette maturité suffisante se trouvent, si l’on peut dire, entre les mains de l’eau.
En effet, d’une part l’eau est thermiquement plus inerte que l’air : elle se refroidit et se réchauffe moins vite. De là que les terrains humides, se réchauffant moins vite sous l’action du soleil, sont a priori des terrains tardifs, et les terrains secs, se réchauffant plus vite, a priori des terrains précoces. A quoi on peut ajouter qu’à quantité d’eau reçue identique (eau pluviale), les terrains humides sont ceux qui conservent l’eau, tandis que les terrains secs sont ceux qui favorisent son évacuation. Et le vignoble bordelais est un vignoble implanté sous climat humide (au voisinage de l’Océan atlantique). Nous constatons alors que les meilleurs terroirs de Bordeaux sont constitués de sols qui se ressuient rapidement après les pluies, soit grâce à leur perméabilité naturelle (sols filtrants sur »graves » et sables, ou sur calcaires fissurés) – perméabilité parfois accrue de façon artificielle (systèmes de drainage, dont on trouve des traces datant du XVIIIe siècle – sous forme de drains en poterie), soit grâce aux systèmes de pentes qui organisent le parcellaire viticole (pentes naturelles ou remodelées par l’action humaine, et dont l’exemple le plus démonstratif est représenté par les »croupes de graves » médocaines). On ajoutera que l’inventivité humaine, basée sur l’observation que la vigne – comme tous les végétaux – transpire par ses feuilles de la vapeur d’eau dans l’atmosphère, a conduit à accroître cette faculté de transpiration – et donc d’évacuation d’eau éventuellement en excès dans le sol – en accroissant le nombre de ceps par unité de surface (ainsi, en Médoc, la vigne est plantée jusqu’à 10 000 »pieds » à l’hectare).
Il en résulte qu’on peut établir une double corrélation positive :
- Entre la capacité de ressuyage des sols et la hiérarchie des Crus: en »rive gauche », les meilleurs crus sont situés sur les sols les plus filtrants de »graves », en position sommitale de modelés de »croupes » (Yquem, Haut Brion, Margaux, Latour, Lafite); de même en »rive droite », où les sols les plus filtrants sont constitués par les calcaires fissurés en profils plus ou moins pentus (Ausone, Bel Air, Pavie, Canon), ou les »graves » en modelés de »croupes » (Cheval Blanc, Figeac, L’Evangile, Trotanoy) – et on notera le cas particulier de Petrus situé sur un sol d’argile retenant l’eau très fortement (c’est à dire ne la restituant que très peu à la vigne)
- Entre l’humidité des sols et la hiérarchie des Millésimes : à Bordeaux, la qualité d’un millésime est en grande partie liée à la pluviométrie durant le cycle de la vigne (avril-octobre), et surtout durant la phase de maturation des raisins (septembre-octobre), car une forte pluviométrie est généralement synonyme de sols humides, et donc – toutes choses égales par ailleurs – de maturité freinée ou retardée (septembre pluvieux »perd » un été sec, septembre sec »sauve » un été pluvieux); ainsi, à Bordeaux, outre que les »grands millésimes » correspondent presque toujours à un cycle à faible pluviométrie, on remarquera qu’en année humide – donc en millésime potentiellement difficile, les »grands terroirs » – grâce en particulier à leurs sols plus filtrants – permettent une meilleure maturation.