Lors des deux premiers chapitres de cette histoire, j’ai tout d’abord évoqué le rôle moteur de l’eau dans l’organisation mais aussi la genèse du vignoble de Bordeaux, et ensuite comment le résultat de cette double action a contribué à la répartition des « crus » et à la variabilité des « millésimes ».
Si maintenant nous prenons de nouveau en compte cette propriété d’inertie thermique de l’eau, nous pouvons aussi observer que l’eau en masse (fleuve, lac, mer) joue un rôle de régulateur thermique: par le phénomène physique de l’évaporation de surface, de l’air humide se forme au-dessus de l’eau, air qui dès lors se refroidit ou se réchauffe moins vite que l’air sec (a contrario, dans les déserts – parce que l’air y est très sec – on constate des écarts thermiques diurne et nocturne très importants). Il s’ensuit le phénomène bien connu que les vignobles qui »voient l’eau » sont moins gélifs et plus précoces que ceux qui en sont plus éloignés. Les terroirs bordelais étant caractérisés entre autres par la présence de deux grandes masses d’eau – l’Océan atlantique et la Gironde, on constate que les vignobles qui en sont les plus proches bénéficient régulièrement de ces effets de précocité et de protection contre le gel (le vignoble du Médoc est moins gélif que celui de Saint Emilion).
Enfin, si l’on combine ces deux rôles de l’eau – sur l’humidité du sol et sur celle de l’air, on constate qu’ils peuvent additionner leurs effets en matière de précocité, ce qui permet d’expliquer en partie la distribution des »cépages » (variétés de vignes) cultivés dans les différents terroirs bordelais. En effet, outre se partager entre cépages rouges et cépages blancs, les cépages se distinguent fondamentalement entre eux par leur précocité et la longueur de leur cycle végétatif (caractères variétaux d’ordre génétique, et donc invariants): soumis aux mêmes conditions climatiques et en un même lieu, un cépage tardif mûrira toujours plus tard qu’un cépage précoce. Si l’on se souvient de l’objectif de maturité commun à tous les cépages parce que nécessaire à l’élaboration d’un »bon vin », on comprend qu’il est préférable de planter les cépages à cycle long dans les situations de terroir qui auront tendance à favoriser la précocité. Il s’en déduit alors, s’agissant des vins rouges, la répartition bordelaise »classique » :
- Le cabernet sauvignon (cépage tardif) est le plus répandu sur les »graves » du Médoc organisées en »croupes » (filtrantes, pentues, et proches de la Gironde) ;
- Le merlot (cépage précoce, donc plus tolérant) est surtout présent sur les sols argilo-calcaires de Saint Emilion et Pomerol (moins filtrants et plus éloignés de la Gironde); on notera cependant, ce qui confirme la règle, que le cabernet franc (plus tardif que le merlot mais moins que le cabernet sauvignon) est très présent à Saint Emilion et Pomerol, sur les sols les plus filtrants (calcaires compacts fissurés du »plateau » de Saint Emilion ; »graves » de l’Ouest de Saint Emilion, et de Pomerol) – qui favoriseront mieux sa maturation.
C’est pourquoi, dans la pratique, le nuancier des différents types de sols explique largement cet autre nuancier des proportions de chaque cépage, à la fois entre »châteaux » d’un même secteur, et à l’intérieur du parcellaire d’un même »château ».
Un dernier rôle est dévolu à l’eau dans le vignoble bordelais, celui qu’elle parvient à jouer non sans aléas dans l’élaboration des »vins liquoreux » – vins blancs caractérisés par la présence simultanée d’alcool et de sucre résiduel en quantité notable (la »liqueur »). Ces vins naissent dans la région de Langon, où se trouvent réunies des conditions particulières:
- la vallée de la Garonne y est encaissée (se faisant face, Sauternes – en rive gauche – culmine à 70 m, Sainte Croix du Mont – en rive droite – culmine à 115 m); ce qui favorise la stagnation des masses d’air
- la confluence de la Garonne et du Ciron (affluent de rive gauche, aux eaux plus froides, séparant Sauternes de Barsac) favorise la formation de brouillards
Lorsqu’ils se forment en automne, au moment de la maturation des raisins, ces brouillards (eau humide) sont responsables du développement – sur la pellicule des raisins – du champignon de la »pourriture noble », développement lent (idéalement rythmé par l’alternance quotidienne de brouillards et de soleil) qui entraîne un flétrissementprogressif des »grains », une concentration du jus, et un enrichissement en saveurs. On comprend alors que, dans ces conditions, l’aléa climatique joue à plein au moment de la récolte, et que celle-ci devra se dérouler en suivant l’évolution du champignon, par passages successifs dans les parcelles de vignes (les »tries »). C’est pourquoi, l’élaboration des grands vins liquoreux est beaucoup plus aléatoire que celle des grands vins rouges, de même que les grands millésimes de vins liquoreux sont généralement différents des grands millésimes de vins rouges, avec parfois – pour un même millésime – des qualités respectives antagonistes.
En définitive, les meilleures preuves que le vignoble de Bordeaux est une histoire d’eau ne seront-elles pas établies – comme toujours en matière de vin – par une promenade au sein du vignoble lui-même, à la découverte de certains chapitres actuels de cette »histoire »? … Et parce que souvent incomplète, cette promenade prendra volontiers la forme d’un vagabondage d’un »château » à un autre, un peu à la manière de ce que le vigneron Montaigne eût appelé »aller à sauts et à gambades » …